Langue(s) et utopie – I : Remarques générales

Le but de cet article est de donner une vue d’ensemble sur les rapports qu’entretiennent la langue et les langues avec l’utopie. On explore ainsi l’éventail des langues construites consciemment (jargons, argots et pidgins, ainsi qu’interlangues et pasigraphies) ou inconsciemment (glossolalies religieuses ou profanes) pour en montrer le fonctionnement et les enjeux. À l’inverse, l’utopie s’installe parfois au sein de la réalité, dans le cadre de politiques linguistiques très radicales (réforme de la langue turque, « recréation » de l’hébreu à l’époque moderne) ou sous les dictatures (cas de l’allemand hitlérien). Si des langues imaginaires se rencontrent dans tous les genres littéraires, le plus grand nombre d’entre elles apparaît dans les fictions utopiques, où elles ont des fonctions différentes : simple ornement ou moyen d’authentifier le lieu de l’utopie atteint dans les voyages utopiques, elles constituent le symptôme même de l’ordre dénaturé qui règne dans les dystopies. Enfin, la création d’une langue imaginaire peut également être l’occasion pour son auteur de développer une réflexion métalinguistique, qui épouse les préoccupations savantes de son temps.The aim of this paper is to give an overview on the relations the language and languages bear to utopia. Thus, on the one hand, the paper explores the range of constructed languages (conlangs), whether they are created consciously (jargons, slangs, pidgins, as well as auxiliary international languages [auxlangs] and pasigraphies) or not (such as religious and non-religious glossolalies). This investigation is led in order to show how these languages work and what is at stake in them. On the other hand, natural languages (natlangs) are sometimes involved in utopian processes, when linguistic policies implement drastic reforms (Attaturk’s linguistic reform, the “rebirth” of Hebrew) or when totalitarian regimes prevail (Hitlerian German). Even if imaginary languages are found in each literary genre, most of them appear in fictional utopias, where they have various functions. In the voyages of standard utopias, imaginary languages are a mere ornament or they serve as a means to authenticate the utopian civilisation. In the dystopias, however, the linguistic manipulations are the very symptom of the distorted societies. At last, forging an imaginary language can give its creator the opportunity of developing metalinguistic considerations mirroring the scholarly concerns of his time