Histoire d'une production singulière

De manière exceptionnelle pour un film de cette importance, le producteur qui a achevé les Enfants du paradis, Pathé, n'est pas celui qui a lancé le film, André Paulvé et ses partenaires italiens. L'article s'emploie, à partir des archives disponibles, à comprendre les raisons de ce changement. Marcel Carné a été amené à travailler, dans le cadre d'un contrat pour la réalisation de trois films signé en 1941, avec André Paulvé pour les Visiteurs du soir puis les Enfants du paradis. Paulvé était banquier et courtier en marchandises lorsqu'il a commencé à travailler à partir de 1938 avec des producteurs d'origine juive, Adolphe Osso et Michel Safra, qui se sont trouvés écartés sous l'Occupation. Paulvé, jusqu'alors distributeur débutant depuis la fin 1938 avec sa société Discina, est devenu sous l'Occupation un producteur indépendant majeur, qui a produit quelques-uns des plus grands films de la période (Lumières d'été, L'éternel retour, etc.). Cette réussite s'est effectuée dans le cadre notamment d'un partenariat privilégié avec les Italiens, dans une association déjà commencée avant la guerre avec les frères Scalera, des entrepreneurs de travaux publics que Mussolini avait incités, après leur avoir fait gagner beaucoup d'argent, à s'engager dans le cinéma. Ce partenariat franco-italien amène également Paulvé à s'engager dans la gestion des studios de la Victorine à Nice, exploités par une société commune à capitaux majoritairement transalpins. C'est dans cette zone non occupée, puis dans la zone d'occupation italienne à partir de novembre 1942, que Paulvé réalise tous ses tournages. Ce partenariat avec les Italiens l'amène à s'engager dans un processus de fusion entre sa société Discina et la filiale de Scalera en France en 1943. C'est ainsi que les Enfants du paradis deviennent, dans la continuité du contrat Carné-Paulvé, une production franco-italienne. Le financement de cette œuvre qui incarne ensuite l'esprit de résistance français reposait ainsi sur des capitaux de financiers mussoliniens. Mais le tournage commencé à Nice à la mi-août 1943 est rapidement victime de l'évolution des circonstances militaro-diplomatiques. La Scalera accumule les dettes auprès des studios et, le 9 septembre, au lendemain de la capitulation italienne, ses responsables sur place quittent Nice occupée par les Allemands et demandent l'arrêt de la production. Face au risque d'impayé, la direction des studios décide brutalement de les fermer. Les Allemands n'ont même pas eu le temps d'intervenir ; ce n'est que dans un second temps, quelques semaines plus tard, qu'ils interdisent les coproductions franco-italiennes. Paulvé, qui s'emploie alors à nier ses liens avec les Italiens qu'il n'avait pas encore eu le temps de formaliser, reprend bien à son compte la production d'un autre film cédé à la Scalera, la Boîte aux rêves, dont le tournage est presque achevé, mais il ne le fait pas pour Les Enfants du paradis. Au-delà des ennuis que lui feraient les services allemands aiguillés par Greven qu'il a invoqués à la Libération pour se disculper des accusations de collaboration, il semble surtout qu'il n'ait pas les moyens de financer seul un projet aussi considérable, encore à ses débuts et dont le coût menace d'exploser avec le retard pris. Pour Mathieu Galey et la direction du Cinéma qui s'emploient à trouver une solution nationale pour sauver le film, Pathé devait, avec les moyens retrouvés grâce à ses nouveaux actionnaires, s'imposer. La Scalera et Paulvé sont mis hors jeu, sous réserve des droits de la première pour la distribution du film dans les territoires italiens. Pathé reprend le film, mais sans avoir bien évalué les risques de dérapages budgétaires d'une production aussi lourde, avec la nécessité de reconstituer les décors en région parisienne. Le conseil d'administration est affolé en juillet 1944 lorsque le coût total lui est révélé. Il faudra l'extraordinaire succès national et international du film pour que Pathé finisse par rentrer dans ses frais après quelques années