L'enfant perdu du fripon. Les arts visuels russes face à la mémorisation de l'exil

L'art, qui, tout d'abord, permet de matérialiser et de rendre publique l'expérience personnelle de l'artiste, son point de vue, ses souvenirs, peut-il avoir un impact sur la représentation sociale et sa mémorisation ? Est-il un " passeur " mémoriel ? La mémoire, peut-elle exister sans image d'artiste ? En questionnant l'influence de la création artistique (cinéma, littérature, peinture, ...) des émigrés sur l'histoire des migrations, nous nous arrêterons sur deux supports des représentations tels que le cinéma et le dessin de presse. Le message délivré par un artiste est inévitablement tributaire du médium emprunté : le spectateur ne regarde pas de la même manière les films d'animation de Ladislas Starewitch, les mélodrames d'Alexandre Volkoff et une série de vignettes de La Russie Illustrée. L'un des objectifs sera donc de comprendre si des artistes russes, au vécu comparable (l'exil en France), représentent un passé différent en raison du support qu'ils utilisent ou parce qu'ils ne partagent pas les mêmes idéaux. Nous souhaitons donc faire de l'hétérogénéité de nos sources le socle d'un questionnement épistémologique sur le rôle des supports des représentations et les usages qui leur sont associés. Notre réflexion portera sur la période 1919-1939, marquée non seulement par le courant historique de l'" émigration blanche " dans l'Hexagone, mais aussi, et surtout, par l'épanouissement des artistes russes installés en France, dont la particularité est de mettre en images, sur un mode nostalgique, les souvenirs de leur vécu. Nous analyserons les structures narratives allégoriques communes aux films et aux dessins de presse, relatives à l'histoire de l'émigration russe en France, et nous retracerons leur genèse. Nous aborderons aussi la genèse de l'image de l'émigré, marginal et rejeté, véhiculée durant deux décennies à travers de nombreuses figures du fripon (enfant abandonné, bouffon, renard, singe, etc.) dans la presse et au cinéma. Si le cinéma russe en exil (cinéma d'Albatros, films d'animation de Ladislas Starewitch) a déjà fait l'objet d'un certain nombre d'articles et de travaux fondamentaux, parus en France et en Russie, le dessin de presse, quant à lui, n'a jamais été étudié à l'exception de quelques articles encyclopédiques en russe. Néanmoins, il a été fructueusement développé en France durant l'entre-deux-guerres, surtout dans le périodique La Russie Illustrée (748 numéros publiés entre 1924 et 1939, faisant partie des fonds de la BNF). De nombreux peintres et dessinateurs émigrés ont participé à la conception graphique de cette revue. L'un d'eux, Mikhaïl Dryzo (MAD), offrit à La Russie Illustrée une série de bande dessinée satirique particulièrement remarquable par sa manière de traiter le temps historique lié à l'émigration et à la Russie bolchévique