Le X, cette inconnue

International audienceAlors que, selon différentes études, la pornographie représenterait plusieurs milliards de dollars de recettes dans le monde, et notamment les deux tiers des dépenses en ligne sur Internet, et que la moitié des internautes américains visitent des sites pornographiques pendant une à dix heures par semaine, le X reste un domaine remarquablement peu exploré par les sciences humaines. En France, depuis l'essai de Patrick Baudry (La pornographie et ses images, Paris, Colin, 1997), il ne semblait pas qu'il se fût rien écrit de conséquent en la matière. Notre curiosité ne pouvait donc qu'être sollicitée par la parution fin 2003, pratiquement à la même époque, de deux ouvrages de chercheurs du CNRS titrant sur le sujet. Les positions des deux auteurs s'avèrent clairement antagoniques, l'un répondant pratiquement aux arguments de l'autre : il n'est que plus intéressant de les contraster. Le but de l'ouvrage de Michela Marzano, annoncé dès les premières lignes, est « de montrer quelles représentations de la sexualité la pornographie met en scène et comment les «conduites» pornographiques finissent par effacer le corps en dépouillant l'individu de sa subjectivité ». Un peu plus loin : « En représentant des corps qui ne sont plus des corps, mais un assemblage de morceaux, des individus qui ne sont plus des sujets, mais des automates, un désir qui n'est plus un désir, mais une jouissance organique, la pornographie contribue à l'effacement de l'idée même d'être humain ». Le lecteur ressort un peu assommé, il faut le dire, par la lecture de près de trois cents pages de la même eau, dont on se demande si elles sont vraiment nécessaires pour étayer une conclusion sans surprise, si ce n'est à en amplifier la portée jusqu'à la caricature : concluant sur la pornographie, Michela Marzano finit en effet par énoncer qu' « on y trouve à l'oeuvre, au moins d'un point de vue symbolique, une logique comparable à celle qui avait rendu possible l'expérience des camps de travail nazis, où les détenus, réduits à des «choses», étaient dépouillés de leur forme humaine, de leur singularité, de leur unicité ». Autant, donc, pour ceux d'entre nous qui ont eu l'heur de fréquenter l'intimité de leurs toilettes avec des magazines « hard » : ils ne peuvent qu'être troublés d'apprendre l'état d'abjection dans lequel ils s'étaient plongés. L'enjeu de l'auteure est bien évidemment, d'abord, de défendre une certaine conception du sujet humain. Le propos sur la pornographie semble du coup second, subordonné qu'il est à ce projet. C'est ainsi qu'un des fils directeurs de l'ouvrage consiste à soutenir l'opposition entre érotisme et pornographie. La place du sujet est centrale dans l'érotisme puis-qu'elle met en scène le mystère d'un sujet face au mystère d'un autre, également sujet, sans prétendre le dévoiler entièrement. Alors que le sujet est assigné à la disparition dans la pornographie, qui ne retient qu'un corps morcelé dont la finalité serait de tout montrer, effaçant les limites et repères, confondant intérieur et extérieur, ne se contentant pas de braver l'interdit mais niant la transgression même. Dans cette défense du sujet désirant, la pornographie est cependant à ce point instrumentée qu'elle produit une clôture effrayante de l'écrit. Michela Marzano dénie quelque intention moralisatrice de sa part : « ce livre ne cherche pas à dire ce qu'il faut faire ou penser »(p. 23) mais elle ajoute quelques lignes plus loin, en complète contradiction avec cette affirmation : « ne pas vouloir comprendre qu'il y a des choses qui ne se montrent pas ou qui ne se disent pas, car les montrer et les dire équivaut à les effacer, c'est ne pas voir que la sexualité appartient à une sphère tellement intime – où chacun met en jeu sa propre subjectivité – et que sa surexposition correspond tout simple-ment à sa négation »