L'interruption volontaire de grossesse : du débat de société aux discussions entre experts

International audienceLe débat de société, souvent vif, parfois rythmé par des manifestations de violence, qui a porté sur l'interruption volontaire de grossesse, a connu sa plus grande intensité dans les sociétés développées au tournant des années 1970. Il culmine dans l'adoption par la plupart des pays occidentaux de législations qui dépénalisent l'avortement, voire instaurent un " droit à l'IVG ". Le débat perd alors de son intensité : aujourd'hui, il semble qu'il y ait un consensus social sur le maintien de telles législations, voire sur la poursuite de leur libéralisation, dans les pays qui en font l'expérience depuis au moins une génération. Nous voudrions cependant montrer que les divergences de fond qui alimentent ce débat n'ont pas disparu. Le conflit est contraint, par l'existence de ces cadres législatifs et de ce consensus social, de prendre d'autres formes, plus subreptices, où les systèmes de valeurs et les références religieuses ne s'affirment pas ouvertement. Il s'agit, d'une part, de la controverse sur le statut de l'embryon et du foetus, et d'autre part, des discussions au cas par cas lorsque la loi instaure un dispositif dans lequel la demande d'IVG n'est pas acceptée automatiquement mais fait l'objet d'une décision n'appartenant pas à la femme enceinte. 112 MATIÈRES À CONTROVERSES Émergence, développement et conclusion d'un débat Luc Boltanski (2004) note que toutes les sociétés humaines ré-prouvent l'avortement. Les raisons en sont multiples. La plupart des grandes religions l'interdisent parce qu'elles considèrent l'avortement comme une atteinte à la vie humaine. Mais cet aspect spirituel, qui est le plus souvent mis en avant, s'adosse aussi à des réalités anthropologiques moins aisées à exprimer. Les collectifs humains, par l'intermédiaire de leurs gouvernements, ne peuvent laisser à leurs membres la liberté de gérer un des paramètres de leur démographie. Ils ne peuvent pas non plus autoriser un acte qu'ils assimilent à un meurtre. Enfin, les femmes représentant le seul moyen d'avoir des enfants, les hommes leur ont très anciennement confisqué le droit d'user librement de leurs corps : l'inter-dit de l'avortement, et l'intime de sa pratique quand il a quand même lieu (ce sont des femmes qui avortent en secret d'autres femmes), sont étroitement liés à l'inégalité des sexes. Ces raisons n'ont pas empêché que toutes les sociétés ont égale-ment développé des techniques abortives, qu'elles ont de ce fait tolérées tant qu'elles étaient pratiquées en dehors de l'espace public, et qu'elles pouvaient ainsi les ignorer. L'interdit de l'avortement s'impose dans un consensus moral de surface, qui n'est rompu dans les sociétés occidentales qu'au XX e siècle, avec le développement des mouvements féministes. Tant que s'impose le non-dit sur la réalité d'une pratique effective mais présumée ne pas exister, celle-ci ne saurait donner lieu à débat. Le débat de société émerge en France comme dans les autres pays occidentaux à la faveur d'un certain nombre de transformations économiques et sociales congruentes : affaiblissement de l'influence religieuse et de la sacralisation du processus procréatif, importance moindre du rôle de la démographie dans la richesse des États, progrès médicaux, précocité croissante des rapports sexuels chez les jeunes dans les pays occidentaux, mauvaise information sur les moyens de contraception contribuant à la multiplication des grossesses non désirées hors mariage, affirmation de l'individualisme, affaiblissement du poids des traditions et égalité des droits entre hommes et femmes. Dès lors, les raisons d'interdire l'avortement sont contrebalancées par d'autres, qui mettent également en avant des considérations d'ordre moral et social, à commencer par la souffrance des femmes placées dans cette situation. Celles-ci sont obligées de se cacher pour avorter, et l'opération s'effectue dans des conditions sanitaires médiocres, sont l