Ivresse en prose (Baudelaire)

Au-delà des limites de la forme, le poème en prose se trouve revitalisé, enrichi ; il en va de même de l’expérience humaine qu’il reflète et exprime. Imprégnée de ce que Jacques Garelli appelle un « effort de dépassement », la prose poétique d’Enivrez-vous mène à cette transformation au moment même de sa création. L’impératif du titre saisit le lecteur et le pousse hors de lui-même. La racine « ivre » offre plus qu’une simple déclaration en faveur des états modifiés et de leur capacité libératrice des épreuves du quotidien : « du lat. ebrius, qui vient, d’après les étymologistes latins, de e, hors, et bria, sorte de mesure : mot à mot qui est hors de la mesure ». Cette idée d’ebrius, d’être au-delà d’une mesure, est liée aux mesures de temps ; pour Jean-Luc Nancy, l’extratemporel se compose de « minuscules ivresses, infinitésimales, évanescentes, non moins existantes mais que nous dissimule, toujours recommencé, le recouvrement par la préoccupation, le projet, l’action, ce qui confond la vérité avec l’exécution d’un processus ». La distinction qu’établit Nancy entre « un discours sobre ou un discours ivre […] raison ou passion, philosophie ou poésie » incite à considérer la poésie qui résiste à la mesure qui tente de la définir : le vers, avec ses axes réglés du temps et de l’espace. Le poème en prose se présente alors comme de la poésie qui résiste à de telles mesures. Franchise de la raison ou rebondissements de la passion, la prose poétique embrasse les deux à la fois