Perturbations phonologiques et maladie d'Alzheimer : la fin d'un mythe ?

Dès les premières études de cas publiées au début du 20ème siècle, la maladie d'Alzheimer (désormais MA) est décrite comme ayant des incidences importantes sur les habiletés langagières des patients concernés. Depuis ces travaux fondateurs, les recherches ont invariablement démontré que les troubles du langage associés à cette pathologie se caractérisent par une hétérogénéité importante, que la sévérité des troubles - touchant principalement le versant production de la parole - évoluent progressivement au cours des différents stades de la maladie et enfin que les différents domaines du langage (i.e. phonétique, phonologie, morphologie, lexique, syntaxe...etc.) ne sont pas affectés dans les mêmes proportions. Sur ce dernier point, la littérature fait apparaître qu'un consensus fort se dégage autour de l'idée que les effets délétères de la maladie portent principalement sur les aspects lexico-sémantiques du langage alors que la sphère phonologique serait, quant à elle, bien préservée. Néanmoins, dans son état de l'art sur les troubles du langage associés aux syndromes démentiels, Harts (1988) note que ce point de vue semble revêtir le statut de dogme. Notre étude a pour objectif de tester expérimentalement la réalité de cette idée reçue. Nous avons extrait des productions de parole spontanée de 20 patients souffrant de la MA et de 20 sujets de contrôle (i.e. sujets âgés sains, appariés en âge, sexe et niveau socioculturel aux patients), un ensemble de mots donnant lieu à des difficultés de traitement. Nous avons ensuite comparé la structure phonologique de ces items à une série d'autres termes - issus des mêmes productions - mais n'ayant donné lieu à aucune difficulté en appliquant un Index de Complexité Phonologique construit - dans une perspective longitudinale - à partir des formes phonologiques observées dans le babillage et les premiers mots d'enfants. Cette échelle de complexité, fondée sur l'ordre d'acquisition des structures, pose que les segments et/ou les groupes de segments les plus complexes apparaissent plus tardivement dans les productions enfantines. En attribuant à chaque segment un indice de complexité, cette mesure permet d'étudier le développement de la complexité phonologique. Ainsi, l'indice de complexité d'une séquence varie selon que les mots contiennent une consonne dorsale, fricative, affriquée ou liquide ; selon que les items attestent une consonne en position finale, qu'ils ont trois syllabes ou plus, et/ou qu'ils sont composés d'agrégats consonantiques hétéro organiques. La question que nous posons ici est de savoir si la MA affecte la sphère phonologique de façon similaire. En d'autres termes, il s'agit de voir si les patients souffrant de cette forme de démence connaissent plus de difficulté de traitement pour les mots phonologiquement complexes que pour les mots phonologiquement simples. D'une façon générale, nos résultats montrent que les patients connaissent plus de difficultés de traitement que les sujets de contrôle. Ces difficultés conduisent les sujets pathologiques à abandonner plus fréquemment le travail de récupération lexicale pour produire en lieu et place de l'item recherché un terme plus fréquent et moins complexe. D'autre part - et contrairement à l'idée traditionnellement reçue - nous montrons que la MA semble bien affecter les unités de bas niveau. En effet, si l'analyse de la complexité phonologique révèle que le lieu d'articulation et/ou la présence d'une consonne en position finale n'ont pas d'effet sur les performances de récupération des patients, nous montrons à travers l'étude des autres paramètres de complexité (i.e. score de Complexité Globale, mode d'articulation, présence vs. absence d'agrégats consonantiques hétéro organiques...) qu'il existe un effet lié à la structure du mot : les items structurellement simples entraînant, pour les patients comme pour les sujets sains, moins de difficulté de traitement. Par ailleurs, le critère de diversification consonantique permet de distinguer les deux populations : les patients MA employant des mots structurellement moins complexes que les sujets contrôle. Enfin, l'étude du paramètre de longueur des mots révèle, d'une part, que les items de longueur réduite posent moins de difficulté tant aux sujets sains qu'aux patients, et d'autre part, que ces derniers rencontrent des difficultés de traitement pour des mots en moyenne plus courts. En conclusion, il nous semble possible de défendre l'idée d'un déficit précoce des représentations et du traitement phonologiques associé à la dégradation sémantico-lexicale communément observée dans le cadre de la MA