Entre raisons et sentiments. L'appartenance à l'Europe au prisme d'une sociologie historique du politique

Norbert Elias est un des sociologues de son temps à s’être intéressé le plus au "psychisme", aux "émotions" et aux "affects", en particulier aux affects liés au corps. Son ouvrage le plus connu, Über den Prozess der Zivilisation, publié en 1939 pour la 1ère fois, et partiellement traduit en français 35 ans plus tard sous la forme de deux livres séparés (La civilisation des mœurs, 1973, et La dynamique de l’Occident, 1975), se fonde sur l’analyse longitudinale des manuels de savoirs vivre en Europe (d’Erasme, ou de Saint-Jean-Baptiste de la Salle), et part des transformations liées aux corps, à l’évolution des manières de gérer les manifestations pulsionnelles, l’agressivité notamment, et les fonctions corporelles les plus primaires, toutes transformations qui iraient globalement dans le sens d’une plus grande retenue, d’une plus grande pudeur. Pour comprendre ce mouvement, qui sans s’y restreindre a quelque chose à voir avec la rationalisation étudiée par Max Weber peu avant, Elias appelle de ses vœux, dans le même ouvrage, le développement d’une "psychologie historique", une science, dit-il, "qui n’existe pas encore" (p. 250), comprendre, une psychologie sociale de l’histoire, démarche dans laquelle il dit s’inscrire (cf. Olivier Agard, Revue germanique internationale, 10/1998, pp. 117-140). Plus qu’à la psychologie, expérimentale et "naturaliste" de son temps, Elias emprunte à Sigmund Freud, aux catégories de la psychanalyse, mais en les adaptant librement. Son concept d’« autocontrainte » est directement dérivé de l’idée du Surmoi, mais selon Elias l’autocontrainte est située et éminemment variable, socio-historiquement, quantitativement mais surtout qualitativement. Dans le 2ème tome de ce livre, la ou les modifications de "l’économie pulsionnelle et affective", de l’économie psychique, observables dans la longue durée, et qu’il étudie depuis le Moyen Âge, doivent pour lui être mise en rapport avec la modification tout aussi structurelle, les transformations tout aussi profondes des structures sociales et politique sur la même longue période ; les deux niveaux (celui de la "psychogenèse" et celui de la "sociogenèse") sont interconnectés car les hommes vivent ensemble..