Rhythmus bifrons: la leçon d'André Gide

Le rythme gidien est fondamentalement dédoublé : il est à la fois l’expression publique de la personnalité de l’auteur, et une contrainte par quoi l’auteur se protège contre cette terrible liberté dont meurt l’art – d’où le fait qu’il se situe tantôt du côté de la règle ou du régulier, tantôt du côté de l’exception ou de l’irrégulier. Il arrive d’ailleurs que cette tension soit provisoirement résolue dans un moment de synthèse rythmique : c’est le cas quand Gide traducteur parvient (ou pense parvenir) à rendre justice à la fois à son propre rythme et à celui de l’auteur qu’il traduit. Seulement, si le texte de la traduction est peut-être le lieu de cette synthèse, aucun texte n’existe « en soi », hors de ses lectures ; or Gide souligne que le rythme de ses traductions apparaîtra sans doute comme une irrégularité à ceux de ses lecteurs qui auraient d’abord connu l’original – la dynamique dialectique s’en trouvant relancée, au point qu’on se prend à rêver d’une traduction des traductions de Gide... Bref, le rythme tel que le conçoit Gide est au moins triplement dialectique : parce qu’il naît d’une éthique, vit grâce à un ethos, mais mourrait du triomphe de cet ethos ; parce qu’il est fils de la régularité, se nourrit d’irrégularité, mais pourrait pâtir si ce goût de l’irrégularité tournait à l’insatiabilité ; et parce que, d’abord purement impersonnel, il est travaillé de l’intérieur par une singularité qui deviendrait toutefois ennemie de tout rythme si elle devait s’affranchir complètement de la gangue qui l’enserre. Gidean rhythm is fundamentally twofold: it is both the public expression of the author's personality, and a constraint by which the author protects himself against that terrible freedom from which art is dying - hence the fact that it is sometimes on the side of the rule or the regular, sometimes on the side of the exception or the irregular. Sometimes, moreover, this tension is temporarily resolved in a moment of rhythmic synthesis: this is the case when Gide the translator succeeds (or thinks he succeeds) in doing justice to both his own rhythm and that of the author he is translating. However, while the text of the translation may be the locus of this synthesis, no text exists "in itself", outside of its readings; and Gide emphasises that the rhythm of his translations will no doubt appear as an irregularity to those of his readers who have first become familiar with the original - the dialectical dynamic is thus re-launched, to the point where we begin to dream of a translation of Gide's translations... In short, rhythm as conceived by Gide is at least threefold dialectical: because it is born of an ethic, lives thanks to an ethos, but would die from the triumph of this ethos; because it is the son of regularity, feeds on irregularity, but could suffer if this taste for irregularity turned to insatiability; and because, at first purely impersonal, it is worked from within by a singularity that would nonetheless become the enemy of all rhythm if it were to free itself...