Le Léthé de Plutarque

Le Léthé est une des données habituelles des géographies infernales. Mais pour Platon, pour Virgile, il était le « fleuve d'oubli » où les âmes, avant leur réincarnation, noyaient leurs souvenirs terrestres de vies antérieures. Au contraire, dans l'enfer astral que le Thespésios du De sera numinis vindicta de Plutarque visite en état de katabase extatique, le Léthé change d'aspect : c'est une cheminée dans la voûte solide du ciel, une « grotte bachique » liée, par sa couleur dionysiaque et sa puissante attraction charnelle sur les âmes insuffisamment purifiées, au processus de réincarnation. Il change aussi de sens, car l'oubli qu'il provoque est celui de notre vocation divine : coupée des types éternels, l'âme aspire aux jouissances charnelles promises par un nouveau corps. Cette interprétation nouvelle du Léthé, qui deviendra familière à Macrobe et à Proclus, suppose un substrat spiritualiste platonicien, puisqu'elle insiste sur le dualisme intime de l'âme. Mais, par sa couleur dionysiaque, par sa parenté avec la mystique orphico-pythagoricienne, qui associe volontiers les notions de Mémoire et d'Oubli au drame de la destinée, cette brève étape de l'excursion eschatologique de Thespésios nous donne l'occasion de trouver chez Plutarque un philosophe de transition, en quête d'un équilibre nouveau entre la raison solaire et les puissances irrationnelles de l'âme.Vernière Yvonne. Le Léthé de Plutarque. In: Revue des Études Anciennes. Tome 66, 1964, n°1-2. pp. 22-32