Production de la parole en présence de perturbations fonctionnelles, pathologiques ou artificielles.

Ce texte est un rapport de fin de recherche issu de l'ACI cognitique.Le travail effectué dans le cadre de ce projet a eu pour objectif l'étude des mécanismes d'adaptation de locuteurs français à des perturbations importantes de leur capacité d'articulation de la parole. Plus précisément, nous nous sommes intéressés, d'une part, à une mesure quantitative de l'impact des perturbations sur les propriétés acoustiques du signal de parole et à la mise en relation de nos observations avec la nature de la perturbation, et, d'autre part, à l'observation de l'activité cérébrale associée aux mécanismes de compensation et de réapprentissage de la parole en condition perturbée. Deux types de perturbations ont été pris en considération : des perturbations artificielles, appliquées à des locuteurs normaux, et des perturbations pathologiques sur des locuteurs souffrant de cancers de la langue ou de la mandibule. La perturbation artificielle a consisté à empêcher le geste de protrusion/fermeture labiale au cours de la production du son [u] grâce à un tube de 2 cm de diamètre inséré entre les lèvres du locuteur. Les perturbations pathologiques consistaient en des modifications importantes de la géométrie du conduit vocal consécutives à l'apparition d'une tumeur puis aux actes chirurgicaux thérapeutiques du type mandibulectomie et glossectomie suivies de reconstruction totale ou partielle. Il convient cependant de préciser qu'au cours de ces deux dernières années, un seul patient a accepté de subir les examens d'imagerie cérébrale, et ceci n'a été possible qu'en situation pré-opératoire. C'est pourquoi, en l'état actuel d'avancement du projet et pour les perturbations pathologiques, seule l'analyse des données acoustiques est disponible. Cette analyse a été centrée sur la production des voyelles et des consonnes plosives. Au total une trentaine de patients a pu être enregistrée en condition pré-opératoire et à deux reprises en condition post-opératoire. L'analyse complète de 12 d'entre eux a pu être menée à bien en condition pré-opératoire et pour le premier enregistrement post-opératoire. Nous avons extrait les paramètres suivants : valeurs des fréquences des 3 premiers formants pour les voyelles ; spectre du burst, durée de la tenue, durée du burst et VOT pour les plosives. Les conclusions sont les suivantes : (1) lorsque les insertions des muscles de la langue n'ont pas été dramatiquement affectées par l'acte chirurgical, on observe une compensation efficace de la perturbation lors de la production des voyelles, sans réorganisation importante du geste articulatoire, même si le volume lingual a été significativement modifié ; ces patients articulent aussi les consonnes de manière satisfaisante (spectre du burst correct), mais il arrive qu'un long bruit de friction soit observé consécutivement au relâchement de la consonne ; (2) lorsque les insertions musculaires sont détériorées (c'est le cas pour la plupart des opérations du plancher de la bouche et des hémi-glossectomies et pour les glossectomies totales), toutes les voyelles sont très centralisées, et aucune compensation n'est observée ; la production des consonnes est aussi extrêmement dégradée, mais on observe parfois au niveau de la coordination source vocal-conduit vocal (durée de la tenue et VOT) des tentatives de compensation permettant une distinction entre plosives vélaires et plosives alvéolaires, et entre plosives sourdes et plosives voisées. Pour des locuteurs non pathologiques, nous avons observé par IRM fonctionnelle les activations cérébrales associées à la production du [u] en condition normale et perturbée, et ceci pour 7 sujets préalablement entraînés. Nous avons pu montrer que dans la condition de production normale, c'était l'hémisphère gauche qui était activé essentiellement dans la zone périsylvienne, avec dans le gyrus frontal inférieur un pôle prémoteur (BA 6, mais pas l'aire de Broca, ni BA 44, 45, 47), et dans les aires non frontales, un pôle intégrant les informations polysensorielles en format somatotopique élaboré en fonction du but phonologique de l'action : c'est le gyrus supramarginal (BA 40). Dans la condition perturbée, nous observons clairement une dominance de l'hémisphère droit, avec un recrutement des homologues de Broca et du carrefour pariéto-occipito-temporal (POT) comprenant le gyrus supramarginal et Wernicke. Nous émettons l'hypothèse que cette activité accrue dans l'hémisphère droit pourrait être la manifestation de l'élaboration d'une nouvelle organisation articulatoire du [u] réclamant une nouvelle hiérarchie de ses composantes : le geste dominant des lèvres n'étant plus la tête du segment, et ce sont les composantes langue (recul) et larynx (abaissement) qui doivent prendre le relais, pour obtenir le même but acoustique (BA 40, contrôlé par BA 22). La dominance droite s'expliquerait par la mise en place d'une variante phonétique du [u], la perception des variantes inter et intralangue faisant appel à cet hémisphère, contrairement au traitement rapide dans l'hémisphère gauche des prototypes de la langue