Les modalités urbaines du desplazmiento forzado à Soacha (Colombie): une (re)configuration de l'exil?

International audienceSi la situation armée que traverse la Colombie n'est pas inconnue du grand public et fait actuellement l'objet de négociations de paix entre le gouvernement de ce pays, les guérillas des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie et de l'Armée de Libération Nationale, tel n'est pas le cas pour les cohortes de réfugiés qui se sont formées dans son sillage. Relativement peu médiatisés sur la scène internationale, ces mouvements de populations représentent cependant une constance dans l'histoire de ce conflit armé articulant ruptures et continuités, et qui débuta au milieu du XXe siècle. Aussi, ce pays est actuellement celui qui comptabilise le plus de réfugiés internes au monde. Pour répondre à l’instabilité générée par le développement des mobilités contraintes dans son espace territorial, l’État colombien moderne a mis au point une sérialisation, une codification ainsi qu’une spatialisation de ce phénomène (Marc Abélès, 2008:141). Par sérialisation, nous faisons référence à la création de la catégorie de « desplazados forzados por la violencia » dans le cadre de la loi 387 adoptée en 1997 par le Sénat colombien. Par codification, nous évoquons leur recensement par la statistique, pratique qui présente, selon les chiffres produits par les différents organismes s'étant attelés à la veille de ce phénomène, jusqu'à un million d'écarts. Enfin, par spatialisation, nous faisons allusion non pas à la création de camps, comme cela peut-être le cas dans d’autres pays du globe, mais à l’urbanisation massive de ces migrants de la guerre politique, venus se réfugier dans les zones blanches (Philippe Vasset, 2007) figurant sur les cartes des grandes agglomérations colombiennes au cours des années 1970-1980. Notre enquête de terrain ethnologique s’est déroulée sur l’un de ces espaces, où, pour reprendre Marc Augé, l’idéal « du monde-ville » se heurte à la réalité de la « ville-monde » (Marc Augé, 2012 : 39), laissant libre cour à la construction d’une ville « autre ». Dans les faits, l'imaginaire veut que, en tant que modalité de mobilité opérée sous la contrainte du conflit armé interne, la pratique de desplazamientos forzados soit cantonnée au milieu rural. Quoique silencieuse et rarement médiatisée, la modalité intra-urbaine du desplazamiento forzado investit cependant de plus en plus la scène politique et humanitaire colombienne. Depuis ces dix dernières années, sa pratique est rendue visible, soit par le biais de rapports, soit par l’organisation de congrès et de colloque dont le thème gravite exclusivement autour des modalités de son déroulement. Il demeure néanmoins que son rattachement à l'ensemble du phénomène du desplazamiento forzado porte à controverse, les interprétations quant à leurs avènements se divisant dès lors que la contrainte impulsant le départ est questionnée. Ainsi, alors que certains estiment que cette modalité de mobilité forcée est du fait de « violences urbaines », d'autres soulignent qu'elle s'inscrit dans la continuité du conflit politique armé interne.En partant de ce double discours, cette communication se propose de revenir sur les modalités urbaines des desplazamientos forzados opérés dans les quartiers d'invasions des Altos de Cazucá et des Altos de la Florida de Soacha, municipalité limitrophe et conurbanisée à Bogotá où se sont déroulées mes enquêtes de terrains. En effet, si les chiffres produits sur cette entité administrative territoriale en font l’un des principaux municipes de « réception » des mouvements migratoires contraints dans le périmètre urbain de la capitale, le territoire soachuno enregistre aussi la pratique d’expulsions, laquelle est notamment effectuée à l’encontre de la fange de la population ayant le statut juridique de desplazado forzado. Aussi, bien que la dimension urbaine de ces espaces rompt avec les territoires recensant habituellement des évictions forcées de populations, des continuités se dégagent de ces mouvements dès lors que l'analyse prend pour socle les récits de ceux qui en sont victimes par delà les sérialisations étatiques.