Éclats de rire : fragments d’une anthropologie du rieur

International audienceDans nos sociétés, le rire n'a pas toujours été en odeur de sainteté. Platon ne l'apprécie guère, dans La République, il le range parmi les comportements digne des classes sociales inférieures : « Il ne faut pas que nos gardiens soient portés à rire ; car si l'on se livre à un rire violent, il entraîne généralement un changement violent dans l'âme (…) Il est inadmissible qu'on représente des hommes respectables dominés par le rire » (388c-389a). « Dans le paradis terrestre, la joie n'était pas dans le rire », écrit Baudelaire (1971, p. 301). Après le péché originel Adam et Eve n'ont plus le coeur à rire. Plus tard, l'Ecclésiaste rappelle qu'il y a pour l'homme « un temps pour pleurer et un temps pour rire ». Même si, auparavant il souligne sa préférence : « Chagrin vaut mieux que rire, car la tristesse du visage est bonne pour le coeur ». Perçu comme un excès, un manque de contrôle ou de raffinement, une obscénité, l'Église l'assimile volontiers au diabolique. La Passion du Christ n'a rien en effet de risible. Si Augustin dans son Traité sur le libre arbitre rappelle que le rire est le propre de l'homme, il l'assimile à la mauvaise part. L'honnête homme ne saurait défigurer ainsi son visage. L'adoration de Dieu exige la mesure, l'harmonie et laisse le rire au pêcheur ou aux traditions populaires qu'il importe justement de combattre. Dans le récit d'Umberto Eco, le moine Jorge de Burgos, à la triste figure, assimile le rire au démoniaque car il détourne l'homme de la crainte de Dieu. Par essence déconstruction du savoir, il appelle à une distance inacceptable pour la foi. Pour Jorge, le Christ n'a jamais ri : « L'esprit n'est serein que lorsqu'il contemple la vérité et se plaît au bien accompli, et ne se rit pas de la vérité ni du bien. Voilà pourquoi Christ ne riait pas. Le rire est source de doute (…) en riant le sot dit implicitement : « Deus non est » (Eco 1982, p. 169). Ce à quoi Guillaume, l'homme du bonheur d'exister malgré les défauts de la Création, lui rétorque d'un argument sans appel que « Rien dans sa nature humaine ne l'interdisait, pour ce que le rire, comme enseignent les théologiens, est le propre de l'homme » (ibid. p. 126)