Bernard-Marie Koltès – Utopies politiques

« Ici, je n’arrive pas à te dire ce que je dois te dire, il faudrait être ailleurs ». La phrase du locuteur de La Nuit juste avant les forêts ne cesse de revenir sur l’obsession d’un ailleurs essentiel, sa joie et sa douleur : celle de se projeter plus loin ; celle qui rend impossible l’ici et maintenant de la parole et de la communauté. La phrase dit sur le plan dramaturgique une loi – paradoxale – du théâtre de Koltès : loi qui touche l’ensemble de la poétique – espaces, paroles, personnages, temps : tous élément cherchant à fuir la présence hic et nunc du plateau, s’échappant en son dehors. Ce théâtre obéit à la dynamique du décentrement, du point de fuite, de l’utopie, entendu ici au sens le plus pauvre, comme ce non-lieu qu’on pose en avant de soi, qu’on invente pour mieux le désirer, le peupler dans la parole et l’imaginaire. Avec Walter Benjamin, on proposera sous le terme d’aura cette tension de l’écriture koltésienne qui fabrique le récit de ses pièces : tension vers autre part, points de fuites inaccessibles qui sont cependant la condition du théâtre, du mouvement et de la parole. Ces échappées désirées disent finalement le politique à l’œuvre dans l’écriture, où ce qui compte est le mouvement de rejoindre, et non la jonction – politiques complexes d’ailleurs inapprochables, si désirées de l’être et de le demeurer