Entre aryanisation et déportations : le drame du quartier Saint-Gervais sous l'Occupation

Limité au nord par la rue des Francs-Bourgeois à l'est, par l'intersection avec la rue de Turenne que prolonge la rue Saint-Paul, borné au sud par le quai de l'Hôtel de Ville et circonscrit à l'ouest par la rue des Archives, le quartier Saint-Gervais constitue l'un des hauts lieux de l'immigration yiddishophone de la capitale. C'est au centre de ce périmètre que se trouve le cœur du Marais juif, le pletzl, – la petite place en yiddish – constitué par les rues des Rosiers, des Ecouffes, Ferdinand Duval des Hospitalières Saint-Gervais. C'est pour l'essentiel un monde de petits artisans et commerçants, issu de vagues successives d'immigration d'Europe centrale et orientale dont les pogroms russes de la fin du XIXe siècle marquent le déclenchement. Le métier de marchande de quatre saisons est traditionnellement exercé par les femmes, parmi lesquelles beaucoup sont originaires d'Algérie. Installés durant l'entre-deux-guerres, nombre de membres de ces communautés d'Afrique du Nord sont présents rues François Miron, de Jouy, de Fourcy, rue des Barres, également rue des Jardins Saint-Paul, dans la partie sud du quartier.Sous l'Occupation, dès septembre 1940, quelques semaines après l'entrée des Allemands dans Paris, la mise en œuvre des premières mesures d'aryanisation économique prises à leur initiative ou par le gouvernement de Vichy, atteignent tout un petit peuple besogneux, spécialisé dans la fripe ou l'occasion, rompu aux travaux de confection et coutumier des mortes-saisons. Les métiers de bouche y sont également largement représentés. La liquidation domine.L'Association consistoriale israélite de Paris (ACIP) entreprend en février 1941 des pourparlers avec les services du Commissariat général aux questions juives (CGQJ) pour obtenir le maintien d'entreprises consacrées à la vente de produits alimentaires, à la fabrication ou à la vente de livres ou d'objets de culte. Les boutiques d'alimentation sont de deux sortes : celles dites strictement “rituéliques” délivrent une alimentation « kascher », c'est-à-dire conforme aux prescriptions de la loi juive, catégorie incluant certaines des boucheries, charcuteries, boulangeries et épiceries qui débitent parmi d'autres produits des denrées plus spécifiquement rituelles comme le vin kascher, ainsi que quelques restaurants ; celles qui ne vendent pas uniquement des produits rituels mais s'adressent à une clientèle exclusivement juive constituent un second groupe. Désignées comme “boutiques de ghetto”, ces dernières sont destinées à approvisionner les populations juives non pratiquantes. Les fonds de commerce ainsi autorisés sont tenus d'afficher leur nouvelle situation : plusieurs pancartes doivent signaler ce changement “Restaurant juif, entrée interdite aux non juifs” ; elles sont apposées dans le local de l'établissement, sur sa façade, écriteaux dont les services du CGQJ vont jusqu'à suggérer le modèle, destinés à dissuader les non-juifs : « Sous peine de sanctions sévères, l'accès de cet établissement est réservé aux seuls Israélites et rigoureusement interdit à tout Aryen. »L'importance de la population juive dans le quartier Saint-Gervais et particulièrement dans ce secteur du Marais, sa visibilité, semble par son caractère imposant désorienter les desseins de Vichy et de l'occupant : « Je m'occupe à remplacer ce personnel israélite par un personnel aryen, mais ce remplacement ne peut porter que sur la cuisinière et le plongeur, car les filles de salle sont obligées de parler l'hébreu (sic), en raison de la clientèle purement israélite », note avec dépit le commissaire gérant du restaurant de Georges Reibenberg situé 4, rue des Écouffes. Et de conclure, « tant que ce secteur sera peuplé de juifs, la clientèle de cette Maison sera uniquement israélite. De ce fait, aucun aryen ne pourra y subsister, aucun aryen ne peut s'intégrer et acheter une telle entreprise. » Cette situation créée chez les administrés un sentiment de protection durable qui se dissipe au gré des rafles et des arrestations qui s'abattent de façon répétée sur le quartier.Au sud du quartier Saint-Gervais, dans la zone délimitée par les rues Saint-Antoine, François Miron, de Brosse, les quais de l'Hôtel de Ville et des Célestins et la rue Saint-Paul, la procédure d'aryanisation se trouve concurrencée par les mesures d'expropriation de l'îlot insalubre n° 16 prises par la Ville de Paris. La plupart des immeubles visés sont voués à la démolition par l'Hygiène publique de la ville qui accorde à titre de dédommagement des indemnités d'expropriation. À l'allocation pour éviction personnelle s'ajoute parfois celle qui est due à titre commercial. Pour les occupants juifs, les offres d'indemnité faites par la Ville de Paris sont soumises aux administrateurs provisoires. La destination des montants de l'expropriation, est au même titre que le produit de l'aryanisation, fonction de la nationalité des ressortissants. Ceux des Juifs américains, britanniques et russes, considérés comme biens ennemis tout comme ceux des ressortissants polonais ou des originaires des territoires annexés par l'Allemagne ne sont pas consignés à la CDC mais tombent aux mains des occupants.Les attentats à l'explosif perpétrés contre des synagogues parisiennes par un groupe collaborationniste dans la nuit du 2 au 3 octobre 1941 atteignent de plein fouet la synagogue du 10 de l'étroite rue Pavée. La multiplication des mesures prises à l'encontre des Juifs affecte la physionomie du quartier : « Le vieux quartier de la rue des Rosiers est devenu triste et désertique note dans son Journal daté du 3 novembre 1941 le journaliste et chroniqueur juif Jacques Biélinky. Presque toutes les boutiques sont fermées. Quelques restaurants et boulangeries ouvertes portent l'inscription : « Restaurant juif, entrée interdite aux non-Juifs, ou Boulangerie israélite réservée à la clientèle israélite... Les passants sont rares. » La volonté de l'occupant et du gouvernement d'isoler chaque fois davantage les Juifs de la communauté nationale produit ses effets : souhaiter que leur soit défendu l'accès aux magasins non juifs, vouloir les priver des allocations familiales, convoiter certains de leurs appartements rue de Rivoli « qui vont devenir immédiatement libres par suite d'opérations actuelles de déménagement de la part des Autorités Allemandes ».Les actes de solidarité et de courage dont font preuve voisins et amis se conjuguent bien des fois avec l'action résistante. Joseph Migneret, le directeur de l'école des garçons de la rue des Hospitalières Saint-Gervais, établit des faux papiers, planque des enfants, cache leur famille dans le petit appartement qu'il loue à proximité au 71, rue du Temple. Le quartier est aussi le berceau de la résistance armée à l'occupant dont beaucoup de ses protagonistes sont très jeunes. Samuel Tyszelman qui demeurait 45, rue de Turenne, a tout juste vingt ans lorsqu'il est fusillé le 19 août 1941 à la suite d'une manifestation d'hostilité aux forces d'occupation organisée par de jeunes communistes. Les trois frères Engros, André, Armand et Marcel, domiciliés avec leur mère 18, rue des Ecouffes, sont fusillés au Mont Valérien après avoir été torturés par la Gestapo pour faits de résistance.Bien avant les rafles des 16 et 17 juillet 1942, des dizaines de fourreurs, tailleurs, tricoteurs, presseurs et casquettiers du quartier Saint-Gervais avaient déjà été dirigés vers Auschwitz, parmi les milliers de Juifs déportés à partir du 27 mars 1942. Le grand nombre de fiches d'arrestations comptabilisées pour les 3e et 4e arrondissements – 5 076 soit pour la capitale, plus d'une sur cinq –, en vue de la rafle du Vel d'Hiv annonce son ampleur toute particulière. En l'espace de deux jours, une partie de la population du quartier disparaît littéralement. « La quasi totalité des boulangeries juives dont je suis commissaire gérant ayant été ce matin fermées et les propriétaires emmenés par la police, je me trouve subitement devant une situation pour laquelle je dois user de toute une initiative que me confère mon mandat » observe avec quelque fierté, dans son rapport daté du 16 juillet 1942, l'administrateur provisoire de la boulangerie pâtisserie Moncarz sise 36, rue des Rosiers.La déportation décima ainsi un très grand nombre d'habitants du quartier Saint-Gervais : 224 déportés recensés rue des Rosiers, 179 rue des Ecouffes, 87 rue Ferdinand Duval, 72 rue du Roi de Sicile. Par leur envergure ces déportations rappelaient – de manière dramatique – que le quartier formait durant l'entre-deux-guerres l'un des tout premiers lieux d'accueil de l'immigration juive en France