Poésie et philosophie : parenté ou abîme ?

International audienceMartin Heidegger, dans sa conférence « Qu’est-ce que la philosophie ? » de 1956, souligne le double aspect de lien et de séparation qu’entretiennent la poésie et la philosophie : « Entre elles deux règne une parenté profondément retirée, parce que toutes deux s’adonnent au service du langage et se prodiguent pour lui. Entre elles deux pourtant persiste en même temps un abîme profond, car elles "demeurent sur les monts les plus séparés" ». Comparer poésie et philosophie, c’est, au moins depuis Platon excluant les poètes de la cité idéale, confronter deux modes de langage a priori opposés : d’un côté les concepts du philosophe, tournés vers l’universel, de l’autre les mots du poète, plus immergés dans le particulier, dans le sensible. Tout l’enjeu de cette communication sera de discuter cette distinction, en se demandant dans quelle mesure les frontières entre ces deux disciplines, la poésie et la philosophie, sont en réalité mobiles. La poésie peut-elle être philosophique, peut- elle penser ? Peut-elle, par ses propres moyens, c’est-à-dire par le vers, la rime, ou encore les images, prétendre à une forme de vérité ou de discours théorique ? Dans quelle mesure et dans quel but la philosophie, quant à elle, peut-elle emprunter les moyens de la poésie ? En somme, ce qui se pose dans cette comparaison, c’est aussi la question de la définition de ces deux modes de parole. Nous verrons également qu’entre en jeu la notion de valeur : selon les époques, on a pu considérer la philosophie comme supérieure à la poésie car plus proche de la Vérité – mais on a aussi pu penser le contraire. Au fil de l’histoire littéraire et philosophique, les liens entre philosophie et poésie changent et se modulent selon la perception que les poètes et les philosophes ont de chacun de ces modes de langage : si la tradition platonicienne les oppose et qu’elles se conçoivent dès l’origine sur le mode du conflit, la poésie plus que jamais s’envisage comme philosophique avec les romantiques puis Heidegger, et c’est le XXe siècle qui voit se multiplier à leur apogée les échanges entre poètes et philosophes. Philippe Lacoue-Labarthe fait commencer son article « Poésie, philosophie, politique » par une interrogation qui ne peut que nous interpeller : « La poésie doit-elle cesser d’intéresser la philosophie ? [...] Faut-il [...] que la philosophie cesse d’être en désir de la poésie et qu’inversement, car il y a bien ici réciprocité, la poésie fasse son deuil de tout espoir de proférer le vrai, et renonce ? » Par cette communication, je souhaite montrer qu’il n’est pas encore temps de séparer les sœurs ennemies que sont la poésie et la philosophie. Il s’agira de s’interroger sur leurs rapports paradoxaux, entre désaccord et complémentarité, rejet et attraction réciproque, incompréhension et dialogue, exclusion et résonance