Innombrables et Singuliers : Usage populaire et rites du portrait photographique de studio au début du XXe siècle

Il y a peu de temps encore, seuls les fonds des grands studios parisiens de photographie, en particulier parce qu'ils conservaient les portraits de personnalités célèbres, sans doute aussi pour leurs qualités techniques et esthétiques pionnières, avaient été jugés dignes d'intérêt et d'étude. Avec les fonds populaires, les studios de quartier qui ont pourtant répondu -et n'ont pas tous cessé- durant plus d'un siècle à la demande d'une population autrement plus nombreuse, on accède à un domaine inédit. La photographie y apparaît comme une relation sociale. Pas seulement l'occasion, le résultat ou la trace d'une relation, pas seulement l'objet ou le prétexte d'une relation, mais une relation en elle-même, un message échangé, et dont l'existence même agit sur la société et ses acteurs.La photographie de studio populaire ouvre sur un autre objet, neuf en réalité : les rites des passages entre les classes d'âge, entre les statuts sociaux qui leur incombent. Or ces rites constituaient les jalons, les repères les plus sûrs des existences humbles, le cœur de cette civilisation rurale, des villages et des bourgs, que le XXe siècle aura vu disparaître. Plutôt qu'un “ refus du temps ”, c'est au contraire une “ écriture ” du temps qui s'y opère. Non pas du temps égal, continu, mesurable et donc monnayable. Mais un temps rythmé, cyclique, fait de temps forts et de temps faibles, de moments et de durées, de regroupements sociaux festifs et rituels, porteurs de sens et mémorisés, que séparent de longues plages incolores et sans relief. Chaque ponctuation rituelle du cycle d'une vie, -d'autant qu'elle correspond à des changements importants dans la géométrie et la structure interne de la famille, dans les affects, dans les rôles- plante une borne repère dans l'espace d'une existence