Gestion technique et gestion sociale de la production laitière : les champs du possible pour une commercialisation durable du lait. Cas des modes de production actuels du delta du fleuve Sénégal

L'Afrique de l'Ouest connaît un regain d'intérêt sensible pour la filière lait locale depuis les années 1990. Les facteurs sont à la fois économiques, écologiques, environnementaux et démographiques. Le phénomène est particulièrement visible au nord du Sénégal dans la région de St Louis et plus particulièrement dans le delta du fleuve Sénégal. Dans une zone sahélienne autrefois dévolue à l'élevage pastoral, de profonds bouleversements liés à la mise en place de l'agriculture irriguée ont modifié les modes de production et, au delà, les rapports sociaux entre les différentes communautés initialement présentes ou récemment implantées. Dans ce contexte, l'élevage s'est maintenu ou plus exactement il s'est adapté à son nouvel environnement. Forte de son potentiel animal, fourrager et humain, la filière laitière y apparaît même prometteuse. Pourtant les performances zootechniques des troupeaux demeurent faibles. Comment peut-on expliquer ce paradoxe ? Notre hypothèse centrale est que le lait est un produit régi par des règles sociales fortes. En considérant tout au long de l'analyse le lait comme un produit social, faisant le lien entre des animaux laitiers et les hommes qui les gèrent, nous nous sommes efforcés de comprendre comment s'établissaient les niveaux de production et de commercialisation. Autrement dit, nous avons cherché à mettre en évidence les règles sociales et zootechniques de la gestion du lait à l'échelle des concessions d'élevage. La traite est le moment crucial de la rencontre du potentiel animal et de la motivation des hommes en la matière. Les performances laitières de chaque vache s'expriment en effet à travers le filtre des stratégies des membres de la concession. Le lait trait n'est en rien l'expression fidèle d'un potentiel laitier mais le résultat d'une négociation entre bergers, gestionnaire de troupeau et collecteurs. La question du droit sur le lait est ici fondamentale. Le statut des animaux du troupeau pré-détermine dans une large mesure les flux de lait à l'intérieur des concessions d'élevage. Il apparaît ainsi que les hommes maîtrisent une part majoritaire de ces flux chez les Peuls, chez les Wolofs et chez les Maures alors que leur priorité demeure la productivité numérique. Ce dessein est souvent contradictoire avec la volonté de vente des collectrices peules. Un modèle conceptuel est proposé afin d'apprécier le fonctionnement des prises de décision au sein de la "sphère laitière" définie par les animaux traits et les personnes réceptrices du lait trait. Ce modèle permet de ré-interroger les notions de chef d'exploitation et d'exploitation agricole familiale. Les règles de gestion ne sont pas figées. Nous soulignons l'importance de l'organisation en sociétés lignagères et musulmanes des communautés agro-pastorales productrices de lait. Mais cette organisation n'est en rien un carcan. Elle permet au contraire l'expression de l'ensemble des individus guidés par leurs propres motivations. Pratiquement, cette expression se traduit par un compromis entre leurs intérêts et leurs obligations sociales. Les marges d'application de ce compromis doivent être considérées comme les marges d'évolution des règles qui conditionnent la production et la commercialisation du lait. A ce jour, le changement des règles de la gestion du lait s'exprime avant tout à l'intérieur du système établi. Ni la sédentarisation, qui induit la prise de contrôle de la traite par un berger, ni la mise en place d'une structure de collecte, qui provoque la redistribution du lait commercialisé au profit des hommes, ne permet de le casser. Tout au plus, on perçoit un fractionnement des concessions mais sans remise en cause de la structure du pouvoir en place. Au contraire, ces modifications des règles tendraient à le renforcer. Au fond, la médiocrité des performances régulièrement attribuée au déficit alimentaire et aux carences génétiques des animaux ne doit pas être combattue de façon unilatérale par des recommandations techniques. Po