Equité et durabilité : les révolutions vertes des pays les plus pauvres

Equité et durabilité : les révolutions vertes des pays les plus pauvres En une trentaine d'années, les révolutions vertes en Inde et en Asie ont modifié l'équilibre alimentaire mondial au point que certains pays structurellement déficitaires sont devenus de florissants exportateurs de céréales. Cependant, même dans ces régions, le plafonnement actuel des rendements et la dégradation des sols ravivent aujourd'hui l'inquiétude. Dans le même temps, de nombreux pays dont la démographie ne cesse d'accroître les besoins, notamment en Afrique, sont tout juste parvenus à maintenir des niveaux de production pourtant forts médiocres. Pourquoi de telles disparités et surtout comment ces pays de grande pauvreté peuvent-ils à leur tour engager leur propre révolution verte ? Engagées en Europe à partir de la fin des années 50 puis en Inde et dans de nombreux pays d'Asie au début des années 70, les révolutions vertes ont effectivement permis d'améliorer l'équilibre alimentaire mondial malgré le doublement de la population. Selon Gordon Conway, vice-chancelier de l'Université du Sussex (UK), les rendements mondiaux moyens en céréales ont plus que doublé pendant cette période, « passant de 1, 1 t/ha à environ 2, 7 t/ha et la production alimentaire est passée de 300 kg à environ 360 kg/tête » . Largement positif, ce bilan global cache cependant de profondes disparités. D'une part, de nombreux pays, en particulier dans les régions ACP, sont restés en marge de cette évolution, certains enregistrant même une diminution sensible des rations alimentaires nationales moyennes. D'autre part, même dans les pays dont les productions ont le plus progressé, la révolution verte n'a pas partout éliminé la malnutrition. Ainsi, bien que largement autosuffisante, avec plus de trente millions de tonnes d'excédents céréaliers annuels, l'Inde compte encore 400 millions de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, en état de sous-alimentation chronique. De nouvelles inquiétudes apparaissent aujourd'hui du fait que les rendements semblent plafonner dans les régions de grande production alors même que toutes les études prospectives conduites à l'horizon 2020, notamment par l'IFPRI, tablent sur une augmentation de la population mondiale supérieure à deux milliards d'individus, pour l'essentiel en Asie et en Afrique, dans les pays les plus déshérités. Ce plafonnement est en grande partie lié à la saturation de la demande solvable - très inférieure à la demande « sociale » - puisque tout effort de productivité supplémentaire conduirait à excéder les capacités d'absorption du marché. Mais la dégradation des sols irrigués y a aussi sa part, consécutive à l'intensification massive des cultures : salinisation, colmatage, engorgement, déficit organique A quoi s'ajoute aujourd'hui le risque lié au fait que, dans un contexte de changement climatique planétaire, plus de 50 % de l'alimentation mondiale repose actuellement sur la culture de trois espèces seulement : blé, riz et maïs. C'est donc bien la durabilité du modèle classique - par ailleurs inéquitable et difficilement reproductible - qui est à présent en cause. Beaucoup plus d'organisation et de connaissances Trop souvent considérées comme le résultat de la seule adoption de variétés de blé et de riz à hauts rendements, obtenues respectivement par le CIMMYT et par l'IRRI, les révolutions vertes asiatiques sont en réalité le produit d'un ensemble complexe de facteurs technico-économiques et de détermination politique. Les hauts niveaux d'intensification qu'implique l'utilisation de variétés à fort potentiel de production impose le recours systématique aux intrants : engrais, pesticides, eau, mécanisation L'eau, en particulier, doit être parfaitement maîtrisée dans la mesure où aucun agriculteur ne peut investir pour l'achat des intrants, toujours coûteux au regard de ses ressources, tant que les perspectives de retour restent soumises aux aléas de la pluie. D'où, au moins en partie, le fait que les révolutions vertes, basées sur la recherche de rendements maximums, sont pour l'instant restées cantonnées dans des régions qui disposent - comme la plaine indo-gangétique, par exemple - d'un fort potentiel hydrique tout en étant les plus aisément aménageables pour l'irrigation et le drainage. On en arrive à l'affirmation simplificatrice - puisque beaucoup d'autres conditions sont en réalité nécessaires - selon laquelle il suffirait de produire du matériel végétal performant et de transformer l'environnement pour obtenir la révolution verte. Du point de vue des agriculteurs, les deux conditions de base de l'intensification sont l'amélioration de la rentabilité de leurs activités et la diminution des divers risques encourus. L'irrigation et l'emploi des pesticides réduisent les risques agronomiques, mais ils accroissent considérablement les risques économiques. Et l'amélioration de la rentabilité monétaire est elle-même entièrement liée à l'existence et aux possibilités d'accès à des marchés solvables. C'est dire qu'aucune révolution verte ne saurait se produire sans qu'il existe quelque part, si possible à proximité, des consommateurs susceptibles d'acheter les produits à des prix suffisants pour rémunérer le travail des agriculteurs et couvrir l'ensemble des coûts de production et de commercialisation. Les incitations fiscales, par la détaxation voire le subventionnement des intrants, la mise en place de crédit à taux réduit et même l'électrification rurale, plus économique pour le pompage, ont été largement utilisées en Asie comme en Europe, sur la base de choix politiques, pour améliorer la compétitivité des productions nationales en réduisant les coûts de production. Le fonctionnement de filières commerciales compétitives et des systèmes de transport performants concourent à réduire les coûts de transaction et améliorent les perspectives de mise en marché. C'est ainsi que Mme Uma Lélé (Banque mondiale) notait que son pays, l'Inde, « avait, dans les années 70, une densité routière cinq fois supérieure à celle du Nigeria dans les années 80, avec la même densité de population » . Quant aux interventions publiques directes sur les marchés, même en dehors d'une situation de monopole, Mme Lélé rappelait que « dans toute l'Asie, l'Etat a eu un rôle important de stabilisation des prix agricoles en étant acheteur et vendeur en dernier recours » et qu'il a ainsi « joué un rôle de compensation par rapport au marché » . De la même façon - et en dépit des réformes entreprises -, la Politique agricole communautaire (PAC) européenne comporte encore aujourd'hui des mécanismes de limitation des importations et d'intervention sur les marchés, pour les céréales, la viande et le lait en particulier, qui garantissent des prix minimums aux agriculteurs du Vieux Continent, parfois très largement au-dessus des cours mondiaux. Le contexte de mondialisation concurrentielle de l'économie et les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ne faciliteront pas la tâche des pays les plus pauvres. Déjà moins favorisés sur le plan du potentiel agroclimatique et sur celui de la solvabilité et de l'accès aux marchés, il leur faudra beaucoup plus d'organisation et de connaissances qu'aujourd'hui pour engager à leur manière leurs propres révolutions vertes. Vertes et blanche, des révolutions ponctuelles en Afrique Plusieurs exemples, en particulier le maïs au Zimbabwe et le coton en Afrique de l'Ouest, montrent cependant que l'Afrique est capable de telles « révolutions » . Le cas de la « révolution blanche » cotonnière, opérée en culture pluviale dans des régions de savane où l'économie monétaire était encore marginale au départ, est très révélateur des influences complémentaires du marché et de la volonté politique. Depuis l'ouverture des pistes, le transport, l'approvisionnement en intrants, les crédits de campagne, la vulgarisation des thèmes techniques et l'égrenage du coton, ce sont bien les sociétés de développement publiques qui ont assuré l'ensemble des fonctions organisationnelles, jusqu'à la mise en marché, faisant ainsi de l'Afrique de l'Ouest le premier exportateur mondial de coton. Toujours d'ordre politique, la libéralisation du commerce des céréales au Mali et, plus récemment, la dévaluation du franc CFA ont engagé les riziculteurs installés sur les périmètres irrigués de l'Office du Niger dans une dynamique d'intensification rapide. Poussés par l'augmentation du prix du paddy de 70 à 120 FCFA/kg entre 1994 et 1996, l'utilisation des engrais s'est fortement accrue et le repiquage est en passe de supplanter le semis à la volée. Et sans doute convient-il également de classer au rang des révolutions vertes le développement rapide du maraîchage et des productions agricoles périurbaines, clairement porté par l'initiative privée et la proximité immédiate des marchés. Amélioration des pratiques paysannes et diversification Toutes ces « révolutions » restent cependant très limitées dans l'espace et laissent l'immense majorité des zones rurales très en retard. La croissance démographique y déséquilibre pourtant chaque année un peu plus les systèmes de production traditionnels extensifs. Les fronts pionniers poursuivent leur progression. La réduction des mises en jachère et l'exposition des sols à l'érosion par des techniques de culture primitives amenuisent continûment la fertilité naturelle des milieux. Les paysans n'ont aucune capacité d'investissement ni d'aménagement lourd de l'espace et les grands marchés urbains sont éloignés. Autant dire qu'il n'existe aucune possibilité sérieuse de résoudre les problèmes de malnutrition et de pauvreté de ces populations en les convertissant aux grandes monocultures intensives et aux schémas des révolutions vertes classiques. De nombreuses voix s'élèvent depuis quelques années, parmi les chercheurs et les responsables d'organisations rurales ou d'ONG, voire parmi les politiques, pour promouvoir des démarches de développement local plus évolutives. Les schémas de recherche et de développement participatifs relèvent de cette option qui préconise la gestion durable des terroirs en visant une augmentation des rendements plus limitée, mais infiniment moins coûteuse, par l'amélioration progressive des pratiques paysannes. Les projets d'aménagements lourds de l'espace, ruineux et inaccessibles, cèdent ainsi le pas aux techniques maîtrisables par les paysans pour la lutte anti-érosive, par exemple, ou l'irrigation villageoise. De la même façon, la diversification des productions contribue à maintenir l'équilibre et la pérennité des écosystèmes cultivés en tirant parti localement de la variabilité des milieux et de la biodiversité. Sur le plan agronomique, une large gamme de techniques culturales éprouvées permettent de gérer la fertilité des sols avec des systèmes à très faibles niveaux d'intrants. Avec leurs parcs à Acacia albida, certaines sociétés sahéliennes avaient d'ailleurs trouvé elles-mêmes des solutions ponctuelles à ce problème essentiel. Plus récents et plus universels, le compostage, les associations de cultures faisant intervenir une légumineuse pour la fixation d'azote, l'utilisation de mulch ou de couvertures permanentes pour prévenir l'érosion, le semis direct et le zéro-labour, l'agroforesterie, avec les cultures en couloirs par exemple, offrent de multiples possibilités. Déjà plus coûteux en investissement et techniquement plus complexes, les systèmes d'exploitation associant élevage et polyculture conduisent à la traction animale et à la production de fumier. La recherche entre besoins immédiats et techniques d'avenir Cohérentes avec ce type de développement diversifié, les recherches agricoles de proximité poursuivent déjà, à l'échelle locale, de multiples travaux de sélection variétale et d'améliorations techniques réellement appropriables par les producteurs. Le pragmatisme s'impose et un artifice efficace immédiatement disponible - par exemple l'installation d'une moustiquaire pour mettre un semis de tomate à l'abri de la mouche blanche (Bemisia tabaci) et du redoutable virus TYLCV qu'elle propage - restera longtemps préférable à une variété résistante, éventuellement transgénique, mais disponible dix ans plus tard. Et l'analyse du fonctionnement des circuits commerciaux locaux peut améliorer les possibilités d'accès aux marchés de proximité des villes secondaires, voire des capitales. A plus grande échelle, la recherche agronomique doit réviser ses priorités et élargir ses activités à un grand nombre d'espèces effectivement cultivées. Les variétés hyperproductives en conditions idéales ne sont plus de mise. Des variétés plus rustiques conviendront mieux, suffisamment productives mais surtout peu exigeantes en intrants et plus économiques à cultiver. De nombreux sélectionneurs travaillent déjà dans ce sens, à l'amélioration des résistances aux stress hydriques ou aux maladies et aux prédateurs en particulier. Telle est également la vocation du Centre d'études sur le résistance et l'adaptation à la sécheresse (CERAS), installé depuis plusieurs années à Bambey (Sénégal), par la Coraf. L'identification de sources de résistances génétiques aux contraintes biotiques ou édaphiques - l'excès de sel, de fer, d'acidité - doit être conduite de manière systématique. Actuellement développées par les institutions de recherche les plus avancées des pays industrialisés, les biotechnologies nécessaires à leur exploitation devront faire l'objet de transferts de savoir-faire, ainsi que le soulignait Antoine Cornet (Orstom), puisque « l'existence dans ce domaine d'équipes dans les pays en développement est une condition nécessaire au progrès » . Diversifiées et marquées par les spécificités locales, ces révolutions vertes conduisent la recherche agricole à travailler directement avec les paysans et à s'appuyer sur les connaissances accumulées en écologie scientifique pour améliorer la mise en valeur d'écosystèmes cultivés surexploités. Infiniment plus complexe que par le passé, le défi consiste désormais à traiter simultanément deux niveaux d'échelle très différents dans l'espace et dans le temps : les besoins immédiats du développement local et la préparation des techniques d'avenir. Volonté politique, décentralisation et gestion locale La tâche des responsables politiques est tout aussi lourde. Les besoins de financement, par exemple, sont très inférieurs en volume à ceux des grands périmètres irrigués, mais la mise en place et la rentabilité du petit crédit rural décentralisé, indispensable à ce type de développement, sont loin d'être acquises. Même s'agissant de simples pistes, le coût des infrastructures routières croît en proportion des surfaces à desservir. Et le réaménagement des cadres juridiques (droit foncier, droit des sociétés, statut bancaire) et fiscaux doit favoriser l'initiative privée, notamment pour le développement de petites unités de transformation, la commercialisation des produits et tous les services dont l'agriculture a besoin pour le conseil de gestion comme pour ses approvisionnements. Plus complexe, l'échelle et la diversité de ces révolutions de terroir, vertes et durables, implique la décentralisation de certaines responsabilités de l'Etat. Il est patent, par exemple, que les administrations centrales ne sont guère en situation d'assurer le contrôle d'accès ni la gestion durable des ressources naturelles. Le désordre qui prévaut généralement, loin des capitales, en matière d'exploitation forestière, en particulier pour le charbon de bois, est tout à fait éloquent à ce sujet. Tout semble indiquer, en revanche, que les collectivités locales sont mieux à même d'assurer les contrôles nécessaires à ces responsabilités. Surtout si elles peuvent en tirer des revenus monétaires par des taxes de prélèvement dont elles reversent une partie à l'Etat. Des pratiques de gestion locale contractuelle ont été engagées en vraie grandeur, par exemple autour de Niamey pour le bois de feu. Enfin, le succès de ces politiques doit se mesurer beaucoup plus à la réduction durable de la malnutrition et à l'amélioration du niveau de vie rural - qui sont effectivement leurs objectifs - qu'en termes classiques de retour sur les investissements ou de volume d'exportation. La difficulté n'est pas négligeable : comment et jusqu'où la logique d'équité peut-elle prévaloir sur la rationalité économique des comptabilités nationales ? Pour en savoir plus Actes du colloque : Vers une révolution doublement verte, Poitiers (France), novembre 1995. Editions CIRAD, 1996. Rapport IFPRI: « A 2020 vision for food, agriculture and the environment » , 1996. Pour une autre révolution verte, Jacques Diouf, Le Monde diplomatique, septembre 1994. Vers une seconde révolution verte, J.J. Périer, 14 p., 1997. Biofutur n° 169. The Green Revolution revisited. Critique and alternatives, B. Glaeser, 206 p., 1987. Allen & Unwin, London, UK. After the Green Revolution. Sustainable agriculture for developpment, G.R. Conway, E.B. Barbier, 205 p., 1990. Earthscan, London, UK.En une trentaine d'années, les révolutions vertes en Inde et en Asie ont modifié l'équilibre alimentaire mondial au point que certains pays structurellement déficitaires sont devenus de florissants exportateurs de céréales. Cependant, même..