Assurer la pérennité de la production agricole

L'agriculture pourra-t-elle continuer à nourrir une population mondiale en constante augmentation ? Faut-il miser uniquement sur les gains de productivité qui, jusqu à maintenant, ont globalement évité le retour de famines? De nombreux producteurs agricoles, écologistes et techniciens responsables de l'élaboration des politiques agricoles s'inquiètent de la priorité accordée aux gains de productivité à court terme, une démarche trop fréquente qui risque de compromettre le potentiel de croissance de la production agricole à long terme. L'intensification d'un système de production agricole ne devrait jamais se traduire par un épuisement des ressources naturelles. Pourtant, de nombreux agriculteurs en arrivent à épuiser prématurément les ressources renouvelables comme le sol, l'eau et les forêts. La fertilité de la terre est la base même de la production agricole. Un milliard et demi d'hectares est cultivé actuellement dans le monde, mais seulement la moitié peut être considérée comme propre à l’agriculture. Paradoxalement, c'est au moment où la demande alimentaire s'accélère que des espaces importants de bonnes terres sont détruits par l'homme. Le surpâturage et des pratiques culturales inappropriées provoquent en effet rapidement une érosion du sol. Le problème est d'autant plus grave sous les tropiques où l'industrie forestière et la culture sur brûlis se combinent pour dénuder rapidement le sol. L'érosion pluviale s'ajoute à la déforestation. La pluie érode les sols mal stabilisés quand elle dépasse 25 mm par jour. Malheureusement, les leçons du passé restent lettre morte. Près de deux milliards d'hectares ont déjà été perdus pour la production agricole. Selon un rapport du PNUE/FAO, la dégradation des sols entraîne chaque année la perte de près de six millions d'hectares de terres cultivables. Si cette tendance se poursuit, les nouvelles terres mises en cultures ne compenseront plus les terres perdues. La FAO, dans son étude sur «Agriculture Horizon 2000», propose deux mesures pour inverser la situation : extension des mesures de conservation du sol et de l'eau à au moins 25% des terres cultivables avant la fin du siècle et contrôle des inondations sur 20 millions d'hectares. Le coût de ces mesures est estimé à 2,5 milliards de dollars. De plus, huit millions d'hectares sont rognés chaque année dans le monde par l'expansion urbaine et la construction d'infrastructures. Le maintien de la fertilité agricole dépend de plus en plus du pétrole, source non renouvelable de nombreux produits chimiques capables de compenser la dégradation des sols. En Afrique, le continent le plus affecté, la situation est grave. La plupart des sols africains sont pauvres en argile et en matière organique et donc particulièrement sensibles à l'érosion. Selon le PNUE, 742 millions d'hectares, soit plus d'un quart du continent, connaissent une désertification modérée ou grave et risquent de devenir totalement improductifs. Au cours des trente dernières années, le taux d'érosion des sols en Afrique a été multiplié par vingt. En Ethiopie, il peut atteindre 200 t par hectare et un taux annuel de 300 t par hectare n'est pas rare à Madagascar. En Afrique tropicale, l'agriculture et l'élevage sont également soumis à d'autres contraintes comme l'onchocercose et la trypanosomiose. A quelle croissance ? Dans ces conditions, peut-on encore assurer une croissance de la production agricole en Afrique ? Ou, plus largement, quels systèmes de production agricole sont viables à long terme dans le monde ? En Asie où l'eau est abondante, l'augmentation de la production agricole repose sur la «Révolution verte», fondée avant tout sur l'utilisation de variétés à haut rendement. L'irrigation n'est cependant pas la réponse universelle. Dans le monde, les surfaces irriguées ont triplé entre 1950 et 1985, soit 177 millions d'hectares. Globalement, l'irrigation consomme chaque année 1,3 milliards de mètres cubes mais 1,7 milliards sont perdus lors du stockage ou du transport. Pire, certains systèmes d'irrigation mal gérés s'avèrent contre-productifs, soit par salinisation«soit par excès d'eau. Un rapport du Club du Sahel sur l'irrigation en Afrique de l'Ouest conclut que «la superficie nouvellement irriguée dépasse à peine la surface irriguée qui a dû être abandonnée». En Amérique du Nord, le développement de la production agricole repose notamment sur la monoculture intensive. L'exploitation minière du sol et des ressources en eau n'atteint-elle pas aujourd'hui ses limites ? Aux Etats-Unis, les besoins en eau pour l'agriculture dépassent souvent les potentialités du sol. En Europe, le système traditionnel de polyculture élevage a connu une intensification très rapide au cours des trente dernières années. De nombreux agriculteurs ont dû se spécialiser dans la production céréalière et abandonner l'élevage tandis que d'autres misaient sur l'élevage en ayant recours à l'alimentation animale achetée pour partie à l'extérieur. Cette spécialisation permet certes d'obtenir des rendements parmi les plus élevés du monde mais se traduit par une dégradation de l'environnement et une consommation énergétique très élevée. La FAO estime que la consommation d'énergie par l'agriculture des pays développés augmentera de 50% d'ici l'an 2000. Les engrais en seront responsables pour 60%, la mécanisation, l'irrigation et les produits de traitement pour le reste. Les gouvernements des pays en développement ont souvent subventionné les engrais et les produits de traitement pour stimuler les cultures de rente et tendre vers l'auto-suffisance alimentaire. Mais cette démarche a souvent été contre-productive : l'agriculture devient alors consommatrice d'énergie et repose moins sur le travail humain et l'augmentation des surfaces. L'utilisation d'engrais organiques disponibles sur place connaît alors une chute libre. En termes de ratio coût/bénéfice, les engrais chimiques, ne sont pas conseillés dans de nombreux pays africains, comme le Sénégal, le Mali, le Niger, le Burkina Faso, le Bénin et le Togo. Au Rwanda, les tentatives d'introduction des pratiques agricoles des pays développés ont échoué : le coût des intrants était trop élevé quand ils étaient disponibles localement. Pourtant, la production alimentaire per capita a augmenté dans ce pays de 8% entre 1970 et 1980 malgré la faible utilisation d'engrais chimiques et de l'irrigation. Cela résulte avant tout de l'augmentation de la surface agricole et de l'utilisation de méthodes organiques. Comme ailleurs, la jachère n'est plus de mise mais la présence de nombreux arbres et la culture du bananier et du manioc permettent de protéger le sol de l'érosion. La conservation de la fertilité du sol est une véritable spécialité des paysans rwandais : paillage, diversification des cultures, désherbage, labour soigné, agroforesterie (voir Spore 14), culture en allée, cultures en étage... Les rendements sont élevés et le risque de dégradation de l'environnement minime. Les écosystèmes fragiles Depuis des siècles, les écosystèmes naturels ont été adaptés et développés par l'homme pour la production agricole. Encore aujourd'hui, les gisements de productivité exploitables par l'homme restent importants. Un système de production doit donc tendre vers l'écosystème naturel. Un bon exemple nous est fourni par les paysans du Sud-est du Nigeria qui ont développé des associations complexes d'arbres et de productions agricoles qui reproduisent la structure naturelle à plusieurs étages de la forêt. Des arbres à pain, du raphia et des avocatiers sont plantés derrière des cocotiers et des palmiers à huile. Un mélange d'arbres plus petits, comme le citronnier, le manguier et le colatier, vient ensuite, suivi par des bananiers, des plantains et des papayers. Du manioc, de l'igname et des poivriers grimpent jusqu'à deux mètres. Du maïs, de l'arachide et d'autres légumes sont cultivés dans les espaces restants. Le travail est réparti le long de l'année, la nourriture toujours disponible et le sol rarement exposé aux effets destructeurs de l'érosion éolienne. Ce système agricole est reproductible à long terme. Il assure la nourriture d'un nombre élevé de personnes sur des terres pauvres grâce à la combinaison de l'élevage, d'engrais organiques, de cultures diversifiées et du contrôle de l'érosion du sol. La recherche sur des techniques agricoles écologiques adaptées aux conditions tropicales commence à gagner ses lettres de noblesse. L'agroforesterie, les cultures associées, les variétés à haut rendement peu exigeantes en intrants, la lutte phytosanitaire intégrée et les biotechnologies font l'objet de programmes spécifiques de recherche. L'agriculture organique, l'irrigation utilisant l'énergie éolienne et l'énergie solaire offrent également des réponses partielles. Le niveau du prix des intrants devrait dépendre des tendances de l'offre et de la demande ou des prix du marché des produits agricoles, pour empêcher l'utilisation inopportune ou abusive des intrants. Et la recherche ? La recherche doit également être mise à contribution pour trouver des solutions techniques capables de faire échec aux sombres prévisions alimentaires. En Afrique, les variétés à haut rendement représentent moins de 7% de la surface cultivable. Ces variétés ont parfois généré des problèmes nutritionnels car les cultures locales étaient alors négligées. De nombreuses espèces locales, mieux adaptées d'un point de vue écologique, comme le manioc, le millet ou le sorgho, sont souvent concurrencées par les importations à bas prix de blé ou l'aide alimentaire. Un labour léger permet de réduire l'érosion sur les sols fragiles mais n'est pas sans inconvénients. En effet, l'augmentation du nombre des insectes et la présence de maladies dans les résidus de récolte impliquent l'utilisation de pesticides. En outre, des doses élevées d'herbicides sont indispensables pour combattre les mauvaises herbes. Les résidus agricoles sont souvent plus importants que la récolte elle-même. Organiques et biodégradables, ils fournissent de nombreux sous-produits. Par exemple, les épis de maïs peuvent donner de l'huile lubrifiante, de l'acide acétique, et de l'acide formique. Les résidus de cette transformation peuvent être valorisés dans des produits d'alimentation animale ou sous forme de carburant. Si on considère les résidus comme des matières de base, et non plus comme des déchets, la pollution peut être réduite, la demande d'énergie diminuée et la production alimentaire augmentée. Le manque d'incitations et de recherches appropriées est actuellement le principal frein au développement de cette activité. La productivité agricole actuelle devra augmenter pour répondre à la demande alimentaire, particulièrement dans les régions où la production alimentaire est insuffisante. Un équilibre entre la conservation des ressources naturelles, les recettes à l'exportation et l'amélioration des conditions de vie des couches sociales défavorisées devra être trouvé. Les méthodes d'intensification fondées sur l'utilisation intensive d'énergie et de produits chimiques peuvent être nocives pour l'être humain et l'environnement et n'offrent pas de bases solides pour assurer la production alimentaire à long terme. Les agriculteurs devront donc créer des agro systèmes intégrés autosuffisants, respectueux des ressources naturelles et productifs. Pour ce faire, ils devront identifier et adapter les meilleurs aspects de la production agricole traditionnelle et moderne, un savant cocktail de sagesse traditionnelle et des dernières connaissances scientifiques. La conservation des ressources naturelles devra recevoir la priorité. Comme le souligne Stephen Gliessman, directeur du Département d'Agro écologie de l'Université de Californie, Optimisons la productivité à long terme plutôt que de la maximiser à court terme. Principales references EL-HINNAWI (E.) et HASHMI (M.). - The state of environment. - UNEP/Butterworth Scientific, 1987. DOVER (M.) et TALBOT (L.). - To feed the earth. - World Resource Institute, 1987. LAL (R.). -Substainable agriculture and natural ressource management for subsaharian Africa. - In : Bostid Developments, vol.7, n03, 1987. AGRECOL Okozentrom CH-4438 Lagenbruck SUISSE Information Centre for Low External Input Agriculture (ILE I A) PO BOX 64 3830 AB Leusden PAYS BASL'agriculture pourra-t-elle continuer à nourrir une population mondiale en constante augmentation ? Faut-il miser uniquement sur les gains de productivité qui, jusqu à maintenant, ont globalement évité le retour de famines?De nombreux..